L’urgence numérique, une urgence environnementale

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La consommation des ressources naturelles et énergétiques que nécessitent la création et l’utilisation des infrastructures numériques est exponentielle et ne tient pas compte de la capacité de régénération biologique de la Terre. Dans ce billet, Solange Ghernaouti, experte des cyberrisques et membre de la SATW, nous interroge sur le niveau de résilience de notre écosystème numérique.

 

Un numérique consommateur de ressources naturelles

La consommation des ressources naturelles et énergétiques que nécessitent la création et l’utilisation des infrastructures numériques est exponentielle et ne tient pas compte de la capacité de régénération biologique de la Terre.

Les émissions de dioxyde de carbone dues au numérique sont équivalentes au niveau mondial à Toute la flotte de camions, à 2 fois celle de la marine marchande[1]. La part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre est non négligeable et ses impacts augmentent de 6% par an, selon l’étude[2] publiée en mars 2021 par « The Shift Project ».

La consommation énergétique du numérique a dépassé depuis plusieurs années déjà celle du trafic aérien. Les facteurs aggravants d’une consommation énergétique croissante sont liés d’une part à une triple augmentation du nombre d’utilisateurs, des objets connectés et des pratiques liées à la mobilité. A cette croissance exponentielle, il faut y associer celle liée aux nouveaux usages générés par la vidéo en ligne, l’intelligence artificielle, le smart everything (city, home, santé connectée, vidéosurveillance, capteurs, ...) et aux cryptomonnaies et blockchains, ces dernières étant de plus des techniques très énergivores. Par conséquent les infrastructures de support (réseaux de télécommunication, data centers, ...) ont vu leurs capacités de transfert de données, de traitement et de stockage exploser, ce qui nécessite un nombre croissant de ressources.

Les progrès sur l’efficacité énergétique ne compensent pas l’augmentation des usages[3], même si dans certains cas, l’énergie des data centers peut être réutilisées pour du chauffage urbain ou si de « l’énergie verte » est utilisée.

Par ailleurs, le rapport technique de l’Union Internationale des Télécommunications (ITU-T Focus Group on Environmental Efficiency for Artificial Intelligence and other Emerging Technologiesle rapport , mars 2021) indique que même si les techniques d’intelligence artificielle sont utilisées pour économiser la consommation d’énergie des stations de base des réseaux 5G, cela ne suffira pas[4].

En 2019, Huawei publiait un document où il est démontré que la consommation énergétique de la 5G est supérieure à celle de la 4G[1].

Force est de constater que dans ces conditions, La société du tout numérique constitue au mieux, un accélérateur du déclin, au pire, un déterminant de l’effondrement civilisationnel et environnemental.

Quelle est le niveau de résilience de notre écosystème numérique ?

Pour le pays, les organisations et la population, il est nécessaire de comprendre les conséquences d’une perte partielle ou totale de la disponibilité des services numériques suite à des ruptures d’alimentation énergétique, à des catastrophes environnementales ou à des cyberattaques massives et de grande intensité. C’est ce qu’explore le roman « Off » de Philippe Monnin et de Solange Ghernaouti qui invite à réfléchir sur les capacités d’adaptation et de réaction, d’un gouvernement et de sa population, en cas de crises majeures à effet systémique.

Cette fiction traite de la fragilité de la société due à la dépendance à l’informatique et à l’interdépendance des infrastructures vitales. Il est intitulé «Off» car lorsqu’il n’y a plus d’électricité, il n’y a plus d’informatique, et plus d’énergie informationnelle. Ce roman aborde les liens entre risques technologiques et risques environnementaux, ainsi que leurs causes humaines pouvant conduire aux pires catastrophes. Il permet de comprendre ce que sont ces risques systémiques que nous avons créés. Et de prendre conscience de notre dépendance à l’informatique.

Désormais, l’urgence numérique est indissociable de celle environnementale et nous devons apporter des réponses convaincantes aux questions suivantes : Comment l’énergie informationnelle sur laquelle est basée la civilisation du numérique est produite ? Comment est-elle maitrisée ? Qui la maitrise ?

Les interdépendances des infrastructures énergétiques et informatiques sont critiques. Sans électricité, il ne peut y avoir de services informatiques et sans informatique il ne peut y avoir d’alimentation énergétique. Ce qui est aussi le cas si nous considérons la dépendance informatique en relation à des chaines d’approvisionnement (tous secteurs confondus) et à toutes les infrastructures vitales[1].

L’interdépendance des infrastructures, induit l’interdépendance des risques qui sont dès lors, d’une grande complexité et qui ont des effets systémiques, jusque-là inconnus.

Pour répondre à cette complexité, la pensée magique du solutionnisme technologique incite à recourir à des systèmes d’intelligence artificielle non transparents[2], nécessitant un grand nombre de données dont il est impossible de certifier la qualité. Ce faisant, cela contribue à augmenter les niveaux de complexité et d’obscurité des « solutions » mises en œuvre et à accroitre la dépendance et la perte de maitrise humaine ainsi que la non-maitrise de la complexité.

Un numérique catalyseur de risques environnementaux

Comment maitriser la consommation des ressources naturelles nécessaires à la fabrication des équipements alors que leurs demandes explosent ? Ce qui est alimenté par une croissance exponentielle de métaux dont l’extraction et le raffinage nécessitent de l’énergie, le plus souvent carbonée, et de grandes quantités d’eau. Ce qui contribuent de ce fait à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, ainsi qu’à l’amplification du stress hydrique dans les pays producteurs[1].

Selon le rapport de l’ONU, coordonné par l'Union internationale des télécommunications (UIT) et l'Université des Nations Unies (UNU), les déchets électroniques mondiaux - c’est à dire les produits jetés qui disposent d’une batterie ou d’une prise - atteindront 74 millions de tonnes métriques d'ici 2030, soit presque le double des déchets électroniques en seulement 16 ans[2]. Croissance des déchets électroniques et croissance des usages et des équipements numériques dont le taux de renouvèlement s’accélère, sont liées et ne cessent de progresser à l’échelle mondiale.

Dans la mesure ou moins de 20% de ces derniers ont été collectés et recyclés en 2019, cela signifie que le marché de l’exportation des déchets électroniques (e-waste) des pays les plus industrialisés et informatisés vers des pays en voie de développement, est une réalité. Comme l’est d’ailleurs le commerce illégal des déchets, qui peuvent être extrêmement polluants et dangereux pour la population et l’environnement.

Comme pour la crise climatique, les conséquences de la pollution induite par les déchets de produits électroniques se trouvent loin de ceux qui ont consommés ces produits[3].

Comme il est désormais urgent de faire face aux défis environnementaux, de réduire les cybernuisances et de gagner en souveraineté numérique, opposer à la fuite en avant informatique et à la dépendance numérique, une logique de retenue numérique est une solution à prendre sérieusement en considération.

Perspectives et leviers d’actions possibles

Toute politique publique du numérique se devrait notamment d’adresser les points suivants :

  • Arrêter de vouloir organiser la société en recourant à toujours plus d’informatique (data centers, flux de données, intelligence artificielle, ...) et de substitution de l’humain par des outils numériques.
  • Prendre en compte les effets délétères du numérique sur le vivant avec une meilleure considération des risques géopolitiques et environnementaux que la dépendance numérique engendre.
  • Mieux questionner et appréhender les nouvelles dépendances sociotechniques, en portant une attention accrue aux vulnérabilités inhérentes au développement, à la commercialisation et au déploiement des infrastructures numériques.
  • Ne plus ignorer les risques d’usage abusifs, détournés, criminels ou conflictuels du numérique.
  • Sortir de l’hypnose et de l’illusion d’un numérique salvateur.
  • Arrêter de croire que l’informatique peut répondre à tous les problèmes politiques, économiques ou sociaux et de changer nos habitudes de production et de consommation afin de produire et d’utiliser du numérique moins polluant.
  • Développer des modèles économiques en cohérence avec les besoins de diminution et de minimisation des impacts écologiques du numérique.
  • Construire une gouvernance du numérique avec tous les acteurs concernés et des instruments de pilotage adaptés.

La retenue numérique, un élément de solution

Au terme de sobriété numérique qui peut faire référence à l’abstinence, celui de retenue numérique est préférable. Il ne s’agit pas de s’abstenir du numérique mais de le penser autrement, de changer son économie et les modèles d’affaires sous-jacents et pas uniquement de faire adapter le comportement des utilisateurs aux besoins d’une poignée d’acteurs hégémoniques.

Les modèles économiques du numérique sont basés sur une connectivité et des usages permanents, sur des contenus surabondants et un trafic de données gigantesque qui s’appuient sur une conception des produits qui les rend addictifs, sur leur obsolescence programmée, sur des injonctions afin qu’ils deviennent incontournables et sur un marketing perfectionner pour maximiser la consommation numérique.

Penser le numérique en terme écologique nécessite de ne plus être sous l’emprise et la fascination d’un numérique basé sur le paradigme de la croissance et de la consommation infinies, ainsi que sur celle engendrée par une exploitation sans limite des données et des personnes.

Il devient urgent d’opposer à la fuite en avant technologique et d’un numérique salvateur, une logique de retenue numérique. D’autant plus que les cyberattaques sur les infrastructures énergétiques et industrielles dont l’activité est liée aux ressources naturelles (usines chimiques, de traitement des eaux, plateformes d’exploitation pétrolière, centrales nucléaires, etc.) sont des facteurs de risques aggravants pour l’environnement et la biodiversité.

Par ailleurs, ce n’est ni le recyclage des équipements, ni l’usage d’une énergie verte qui permettront de couvrir tous nos besoins numériques. Si le recyclage des métaux contenus dans les appareils électroniques est nécessaire, cela doit s’accompagner de mesures stratégiques et opérationnelles de réduction de consommation globale des ressources naturelles et numériques.

 

Contact

Prof. Dr. Solange Ghernaouti, Université de Lausanne, membre SATW, directrice du Swiss Cybersecurity Advisory and Research Group. Auteure de “La cybersécurité pour tous”. Slatkine 2022; “Cybersécurité - Analyser les risques, mettre en oeuvre les solutions”. 7ème édition. Dunod 2022. Contact:  sgh@unil.ch

 

 

 


[1] 5G-era mobile network cost evolution, GSMA, 2019 ; 5 G power withepaper, Huawei, 2019

https://www.gsma.com/futurenetworks/wiki/5g-era-mobile-network-cost-evolution/


[1] « Le monde sans fin » J.M Jancovici, C. Blain, Dargaud, 2021.

https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-dt-empreinte-numerique-octobre.pdf

[2] https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2021/03/Note-danalyse_Numerique-et-5G_30-mars-2021.pdf

[3] https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2021/03/Synthese_Numerique-et-5G_30-mars-2021.pdf

[4] https://www.itu.int/en/ITU-T/focusgroups/ai4ee/Documents/TR-D.WG3_02-Smart%20Energy%20Saving%20of%205G%20Base%20Station%20Based%20on%20AI%20and%20other%20emerging%20technologies_Tan.pdf


[1] « Cybersécurité, analyser les risques, mettre en œuvre les solutions ». S. Ghernaouti. 7ème édition, Dunod 2022.

[2] https://www.internetactu.net/2021/04/15/atlas-of-ai-deconstruire-le-deni-de-lia/


[1] https://www.strategie.gouv.fr/publications/consommation-de-metaux-numerique-un-secteur-loin-detre-dematerialise

[2]« Les déchets électroniques ont augmentés de 21% en cinq ans. 53,6 millions de tonnes métriques de déchets électroniques ont été produites en 2019 ».

 » ONU info. 2 juillet 2020 https://news.un.org/fr/story/2020/07/1072262

[3] Bennin ; E-Waste : le dilemme de l'Afrique.

https://www.samuelturpin.photography/planete-alienation