Comment l’intelligence artificielle va-t-elle bouleverser la médecine?

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Aujourd'hui déjà, l'IA aide les médecins à prendre des décisions, à tester virtuellement une thérapie et à en vérifier l'efficacité. Mais qu'est-ce que l'IA? Peut-on lui faire confiance?

Concept qui véhicule depuis des décennies à la fois fantasmes et craintes, l’intelligence artificielle ne cesse de gagner en puissance. Comment cette technologie est-elle déjà en train de changer en profondeur notre société, notre médecine, nos métiers ? Tel était l’objet de l’événement organisé par l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM), le Swiss personalized health network (SPHN) et l’Académie suisse des sciences techniques (SATW) lors du salon Planète santé 2018 à Genève.

Après une présentation sur la naissance de l’intelligence artificielle par le Pr Antoine Geissbuhler, la Dre Marie- Laure Kaiser, Joy Demeulemeester, et la Pre Johanna Sommer se sont jointes à lui pour s’interroger sur les enjeux liés aux développements technologiques dans le domaine de la médecine. Une réflexion enrichie par une discussion avec le public, dont les nombreuses questions soulèvent à la fois les perspectives et les limites de cette révolution. 

Quelles promesses en médecine?

Aussi complexe qu’il puisse être, le cerveau humain présente certaines limites. Sa capacité à traiter des informations est réduite, tout comme sa mémoire. Il est également soumis à une fatigabilité qui peut impacter ses performances. Des déficiences qui peuvent être corrigées avec des outils informatiques pour aider les soignants dans leur pratique quotidienne. 

C’est le cas, parmi d’autres, du programme Molly, premier système d’intelligence artificielle de soins infirmiers, en phase de test dans certains services hospitaliers. Cette infirmière virtuelle, via une application, assure la collecte et le suivi de nombreuses données du patient (poids, pression artérielle, moral…). Des tâches qui jusqu’alors étaient dévolues aux soignants. « Ce programme a totalement modifié notre activité » explique la Dre Marie-Laure Kaiser pour qui le constat est positif : « Cela nous permet d’avoir plus de temps à consacrer à d’autres choses, notamment la relation humaine avec le patient. » 

Dans certains cas spécifiques d’analyse d’images – radiologie, pathologie, dermatologie – l’intelligence artificielle peut également se substituer à l’intelligence humaine et présenter de bons résultats. Une réalité qui existe déjà au travers de systèmes automatisés qui, entraînés à reconnaître des centaines de millions d’images, parviennent à détecter en quelques secondes et avec une fiabilité similaire à celle de l’homme, certaines maladies comme la rétinopathie diabétique, la pneumonie, ou encore le mélanome. Auparavant réservés aux spécialistes, les diagnostics de ces maladies pourront désormais être posés en cabinet de médecine générale, permettant un gain de temps dans la prise en charge du patient et la mise en place d’un traitement adapté.

A l’avenir, une grande difficulté sera de parvenir à généraliser les bonnes performances de ces systèmes, développés pour l’essentiel d’entre eux par des pays riches. Ainsi, alors qu’un algorithme parvient à diagnostiquer efficacement une lésion cutanée sur peau claire, il est en revanche beaucoup moins performant dans la lecture des peaux foncées. Pour élargir l’avancée médicale qu’ils représentent à toutes les populations, il sera nécessaire d’enrichir les références de ces systèmes. L’intelligence artificielle présente, enfin, des espoirs immenses dans l’univers des masses de données (Big Data). Dans un monde où la connaissance médicale progresse de manière exponentielle et, où même un spécialiste ne peut ingurgiter tous les articles scientifiques dans son propre domaine, cette capacité à trouver l’information utile lors d’une prise de décision est très prometteuse et fait l’objet d’un intérêt particulier dans certains domaines médicaux, comme l’oncologie. Faire converger ces informations et les exploiter intelligemment est crucial pour le développement de la médecine de précision, dans le but d’améliorer notre compréhension des maladies, notre capacité à poser des diagnostics, à individualiser des traitements, mais aussi à prédire ou à prévenir certaines pathologies. 

Pour émerger, cette perspective d’une médecine plus forte et plus individualisée devra impérativement compter sur l’association des trois acteurs : médecins, patients et intelligence artificielle. 

Les limites de l'intelligence artificielle 

La force et la variation des connexions de neurones artificiels, calquées sur les réseaux de neurones du cerveau humain ne suffisent pas pour garantir l’efficacité de l'intelligence artificielle. La performance des réseaux artificiels passe par des entraînements à analyser d’énormes quantités de données qui restent, pour la plupart, difficilement accessibles. « Ce besoin colossal de données médicales est nécessaire à la création d’outils qui à terme permettront de diminuer les coûts de santé et améliorer la prise en charge du patient. » confirme un médecin radiologue présent dans le public. En la matière, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) sont largement en tête, avec la gigantesque récolte des informations de leurs milliards d’utilisateurs, qui leur permettent de développer des outils de plus en plus puissants. Un monopole qui s’accompagne toujours des questions épineuses, et pour l’instant sans réponses, de la protection de l’individu et de l’utilisation de ses données. 

« La grande question est de savoir à qui appartiennent ces données de santé » rappelle Joy Demeulemeester en interrogeant : « Des lois commencent à se mettre en place en Suisse, mais quid de la législation à l’étranger, Faudrait-il créer une loi universelle ? » Un cadre juridique élargi semble en effet nécessaire pour la protection des patients face aux dérives possibles des géants du secteur. « A ma connaissance, IBM n’a pas signé le serment d’Hippocrate ! » 

Au-delà de l’amélioration des systèmes eux-mêmes, il semble primordial d’intégrer aussi les notions de « loyauté » et de « vigilance » dans l’application de l’intelligence artificielle en milieu médical. C’est sur ces deux principes fondateurs que se sont basées, en 2017, les conclusions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) après un vaste débat public mené en Europe. Faire primer l’intérêt des usagers tout en contrôlant l’évolution des algorithmes pour anticiper leurs déviances, voilà ce qui doit aujourd’hui mobiliser les concepteurs, les professionnels de santé, mais aussi les citoyens. « Nous sommes à un moment particulier dans l’histoire de l’intelligence artificielle où les progrès technologiques dépassent notre capacité à les maîtriser, à comprendre les enjeux qu’ils représentent » rappelle Antoine Geissbuhler. Une accélération induite en grande partie par la pression économique, qui n’est pas sans inquiéter les citoyens, comme les médecins. « L’aspect économique peut-il nous contraindre à adopter d’avantages de systèmes d’intelligence artificielle ? » s’interroge l’une des personnes présentes dans le public. Pour Antoine Geissbuhler, cela ne fait pas de doute « Pour conserver un système de santé performant et qualitatif en Suisse, nous devrons nécessairement nous poser la question des coûts et du retour sur investissement » prévient-il. Pour répondre à des problématiques comme la pénurie de personnel, les coûts de formation ou encore les erreurs médicales – qui sont aujourd’hui la 3 cause de mortalité en Suisse –, l’intelligence artificielle peut représenter une réelle valeur ajoutée. A condition de ne pas perdre totalement de vue l’intérêt du patient, comme s’en inquiète la Pre Johanna Sommer : « Restons vigilants face à la progression autonome d’une technologie davantage poussée par une logique économique que par réponse à des besoins de médecins ou de patients. » 

Eduquer les citoyens et les professionnels

La place centrale du médecin et du patient au coeur de cette révolution technologique est admise par tous. Mais comment adopter ces systèmes pour rester maîtres de leur développement ? Chacun a un rôle à jouer. Les patients, d’abord, qui doivent être intégrés à des groupes de réflexion, qui doivent comprendre ce qui se joue avec l’évolution de l’intelligence artificielle, mais aussi transmettre leurs attentes. « Comment ne pas laisser Google ou IBM nous imposer leur vision, une certaine direction à prendre plutôt qu’une autre ? » questionne l’un des participants. Pour Joy Demeulemeester, là se trouve le véritable combat à mener : « Nous citoyens, nous avons une responsabilité pour influencer ces développements. Nous devons définir nos besoins et non pas laisser la technologie nous contraindre. » Mais du côté des médecins aussi, la formation est indispensable. L’un des membres du public, chimiste et data scientist, le confirme « Je n’ai plus peur de l’intelligence artificielle depuis que j’ai une formation. Et cela manque à beaucoup de professionnels ». Participer pleinement à la coconstruction de ces nouveaux outils et rester acteurs des évolutions de leurs métiers, voilà le défi qui se pose aux médecins aujourd’hui. « Eduquer les professionnels est un challenge énorme » concède Johanna Sommer « Mais cette éducation est indispensable. » Préparons-nous donc à voir nos professions muter, confiant toujours plus de tâches aux algorithmes et en endossant de nouvelles.

Dans le secteur médical comme dans d’autres, de nouveaux métiers émergeront de cette évolution, dont on ne peut encore prendre toute la mesure. Et à cette question qui fait frémir : « L’intelligence artificielle remplacera-t-elle les médecins ? », Xavier Comtesse répond déjà sans détour : « Non. Mais les médecins qui l’utiliseront remplaceront ceux qui ne le feront pas. » 

 

Ce compte-rendu a été initialement publié dans la Revue Médicale Suisse. Retrouvez l'intégralité de l'article sur le site de l'ASSM

Dans le prolongement de cette conférence, le jeudi 25 octobre 2018, l'ASSM et la SATW ont organisé un événement TecToday sur le même sujet à Zürich intitulé "L'intelligence artificielle – Votre médecin de demain?". Retrouvez le rapport de cet événement ici.